L'incrémentalisme ou les chemins de traverse. Contre l'autoroute à péage.
Nous citerons ici les mots de l'architecte belge Lucien Kroll que nous avons eu la chance de rencontrer chez lui à Bruxelles.
Rationalisme ou incrémentalisme ? Le rationalisme : l'exemple le plus brutal, c'est le GPAS (Géneral Problem Solving) élaboré par Herbert Simon, un Américain nobélisé pour cela : tout est problème et tout problème trouve sa solution. Se fiant au seul calcul abstrait, sans rétroviseur qui puisse montrer les dégâts causés au contexte, Simon aboutit fatalement à une absurdité qui aggrave l'aliénation générale. Il rassemble "toutes" les informations utiles (c'est évidemment absurde : une fois assemblées, elles se mettent à vivre...) puis il prend des décisions "rationnelles" exclusivement par rapport à un projet calculé qui fixe définitivement le détail précis de toutes ses phases d'exécution. Les inconnues y sont jugés négligeables : elles peuvent pourtant fausser lourdement les hypothèses et ne se révéler que trop tard. Le système ne veut jamais s'arrêter...Les programmistes sont des embaumeurs : ils transforment une action vivante (habiter, étudier, faire loger...) en un schéma obligatoirement figé et stérile. Les résultats de cette méthode sont effrayants : il n'existe pour lui , que des problèmes, jamais de processus. A l'inverse, l'incrémentalisme, plus intuitif, holistique et "darwinien" (évolutionniste, à l'image des tâtonnements de la nature), se préoccupe de l'information vivante du contexte mais ne veut décider de chaque étape qu'au moment ou il l'aborde et seulement durant son cours: à chaque étape, il regarde derrière lui et évolue d'après ses observations. Il signifie officiellement : "On apprend à marcher en marchant". Charles Lindblom l'a nommé "Disjointed incrementalism : the science of muddling through". Je traduis approximativement : l'ajout d'un élément après l'autre, sans cohérence - la science de la débrouillardise, pour aboutir à l'unité provisoire d'une action, d'un processus, d'une démarche. Bizarrement, cela reste très inconnu : en sciences économiques, c'est pourtant le deuxième système de décision. Il refuse de décider trop tôt les étapes suivantes ni surtout de la totalité de l'opération sans la soumettre aux évènements de chaque phase, au "fur et à mesure" (c'est la définition la plus courte de l'incrémentalisme). Ainsi, la fin n'est jamais définie dès le début du processus. L'incrémentalisme devient la façon écologique de décider, par la participation continue de toutes les informations et de tous les informateurs qui surgissent inopinément. C'est à dire par rapport au contexte; et le premier contexte d'une architecture, c'est bien l'habitant. Soucieux de ce contexte, le moyen le plus évident de le connaître et de lui proposer de participer au projet.
Lucien Kroll, Pour une éco-alphabétisation, in Alter architectures, Manifesto, Thierry Paquot, Yvette Masson-Zanussi, Marco Stathopoulos, Eterotopia, 2012, p.213
Et après ? Termine Lucien Kroll. "Evaluer, faire visiter, diffuser, enseigner, expérimenter, apprécier, réorienter, coopérer, recommencer aussitôt, écologiser...